Cher Père Argouarc’h, Chers Pères, Chers Frères,

Le petit mot du frère Olivier m’a brisé le cœur : « Fin janvier, la neige fit son apparition, mais la cour de récréation étant privée de ses habituels pensionnaires, nous ne verrons pas de bonhommes ni de batailles de boules de neige ». Je ne peux imaginer Riaumont sans les garçons.

Je n’ai découvert que récemment les événements qui touchent Riaumont, au détour d’un article du Point. Sa lecture m’a fait l’effet d’un coup de massue.

Bizarrement, ce ne sont pas les accusations portées qui m’ont le plus choqué : jamais, au grand jamais, il ne m’a effleuré l’esprit que ces accusations de violences physiques ou d’abus sexuels pouvaient être fondées. Je sais trop l’affection inconditionnelle que vous portez les uns et les autres aux garçons qui vous sont confiés, aux garçons comme celui que j’étais quand je suis arrivé à Riaumont en 1987.

Ce qui m’a choqué, c’est que le témoignages de quelques-uns soit présenté comme la réprobation unanime de tous ceux qui sont passés par le Village. Qu’on tente de faire croire à une violence institutionnalisée, gravée dans le marbre, à une violence qui serait le fondement de l’éducation reçue à Riaumont. Le Riaumont que l’on décrit n’est pas mon Riaumont.

Me suis-je pris des claques à Riaumont ? Oui. Combien ? Je ne saurais le dire : elles n’étaient pas assez nombreuses pour m’avoir marqué. Mais les deux dont j’ai souvenir, l’adulte que je suis les aurait lui aussi dispensées sans remords. Et ce sont deux leçons que j’ai retenues non pas parce que j’ai reçu une gifle, mais parce qu’on m’a expliqué pourquoi je l’avais reçue.

Est-ce qu’entre garçons les choses sont allées plus loin ? Est-ce que certains garçons étaient violents ? Assurément. Mais là encore ils n’étaient pas légion, et Riaumont n’a assurément pas le monopole des petits caïds autoproclamés. En ai-je souffert à l’époque ? Sans doute. Mais je n’étais pas un ange moi-même : d’autres ont sans doute souffert à cause de moi, et il serait malvenu de me plaindre.

À Riaumont, j’ai passé quatre années difficiles. Pas à cause de vous. Pas à cause des autres garçons. À cause de la vie, à cause de la maladie de ma mère, à cause de la maladie de mon oncle. Après mon départ, je ne suis revenu que deux fois au village. Pour enterrer ma mère, d’abord. Puis pour enterrer mon oncle. Aujourd’hui encore, la simple évocation de ces douloureux souvenirs me déchire.

Quatre ans à Riaumont, donc. Et jamais, en quatre ans, je n’ai subi quoi que ce soit qui s’approche de près ou de loin de ce que j’ai pu lire dans les journaux. Rien de tout cela.

Je me souviens du frère Olivier, qui arrivait à nous captiver avec ses projets qui nous paraissaient impossibles à réaliser, à nous faire rêver quand, à la menuiserie, les dessins qu’ils nous avaient montrés prenaient vie sur le tour à bois.

Du frère Nicolas, à qui nous menions parfois la vie dure, que nous arrivions à faire lever deux ou trois fois dans la nuit, mais qui oubliait toutes nos bêtises – et tout son agacement – aussitôt que l’un d’entre nous avait besoin de lui.

Du frère Alain, qui matait le chahut d’un simple regard froid, et qui était capable de nous faire rire dans la minute qui suivait. Le frère Alain, qui m’avait menacé de me mettre au grec ancien si je persistais à perturber l’étude. Trente ans plus tard, je n’ai toujours pas appris le grec ancien.

Du frère Hervé et de ses récits de chevalerie hauts en couleur qui, confronté à un nouveau qui n’entendait pas nettoyer le grand escalier de Godefroi de Bouillon un jour de ménage, avait passé le balai, et commencé à laver l’escalier à genoux, jusqu’à ce que le nouveau prenne le relais.

Du frère Christophe, qui savait en quelques mots nous faire réfléchir sur telle ou telle bêtise commise, sans jamais être moralisateur, et qui nous punissait plus sûrement en nous disant que nous l’avions déçu qu’en élevant la voix.

Du père Argouarc’h, qui veillait sur nous, toujours. Qui s’inquiétait pour nous quand lui était malade. Qui restait parler avec nous sans jamais compter son temps. À tel point que les frères, soucieux de sa santé, n’étaient jamais très contents quand nous restions veiller trop tard avec lui.

Du père Duverne et de sa gentillesse. De la bienveillance qu’on pouvait lire dans son regard pétillant. De sa sagesse frappée au coin de l’expérience et du bon sens. De sa douceur infinie.

Le temps a passé et, comme le dit si bien la sagesse populaire, de l’eau a coulé sous les ponts. Aujourd’hui, beaucoup de choses nous séparent, et si nous devions échanger sur nous idées et sur nos combats nous aurions sans doute beaucoup de mal à nous trouver des causes communes.

Pourtant, quand on parle de Riaumont, c’est pour moi toujours un peu ma maison. C’est ce que ne comprennent pas ceux qui en parlent comme d’un endroit fermé, carcéral, autoritaire, sectaire. Ils imaginent, mais ils ne savent pas.

Moi, je n’oublie rien, et surtout pas que grâce à vous, l’adolescent difficile que j’étais est aujourd’hui un homme – sage ? qui sait ? – un homme qui a le sens de l’honneur, le sens des valeurs, le sens du devoir, le sens de la famille. Sans vous, que serais-je devenu ? Sans vous, aurais-je trouvé en moi la force de traverser les épreuves qui ont jalonné ma vie ? J’en doute. La tempête m’aurait drossé et laissé pour mort sur les rochers.

Je sais que le Seigneur n’abandonne jamais les siens. Ayez confiance : même le plus noir nuage a toujours sa frange d’or.

Affectueusement,

Vincent, Garçon de Riaumont de 1987 à 1991.

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