J’ai fréquenté la communauté de Riaumont entre 1987 et 1998, entre les âges de 9 ans et 20 ans. D’abord au catéchisme le mercredi et le dimanche à la messe. Mais surtout à travers le scoutisme où nous passions beaucoup de temps avec les chefs et les religieux, tous bénévoles, qui nous encadraient le weekend ou lors des camps pendant les vacances. À l’occasion de ces sorties nous étions organisés en patrouilles constituées à la fois de jeunes vivant avec leur famille et scolarisés à l’extérieur de l’institution, ainsi que de « garçons de Riaumont », c’est-à-dire les jeunes logeant et étant scolarisés à Riaumont, encadrés par les religieux, des éducateurs spécialisés ainsi que des bénévoles.
Le milieu était très ouvert, regroupant des garçons issus des milieux populaires du bassin minier ainsi que de toutes les catégories sociales, avec même à une époque des fils de bonne famille venus de toute la France car l’offre d’écoles catholiques hors-contrat était très limitée alors. Les garçons jugés plus difficiles étaient eux regroupés en petites unités encadrées directement par les religieux (les spahis), mais nous avions aussi l’occasion de leur parler et de les fréquenter régulièrement.
Pendant toutes les années passées avec tous ces garçons, à discuter autour des feux, lors des longues marches ou en partageant nos repas, je n’ai jamais entendu personne parler de maltraitance. Quelques brimades de temps en temps sans doute, la fa]gue et les engelures lors des travaux extérieurs l’hiver, mais rien de bien différent de ce que nous expérimentions ensemble quand nous campions dehors par mauvais temps. Tout au plus nous faisaient-ils remarquer malicieusement qu’alors que nous vivions « à la dure » juste le temps d’un weekend ou des camps pendant les vacances, ils avaient eux à faire montre d’endurance tout au long de l’année. Il y avait toujours une certaine fierté quand ils nous racontaient leurs exploits : combien de brouettes de béton acheminées pour couler une dalle, combien de pavés transportés pour monter tel ou tel mur. Les témoignages d’anciens que j’ai pu lire ou entendre corroborent parfaitement mes souvenirs. Il faut assurément faire preuve de mauvaise volonté pour présenter cela comme de la maltraitance (…)
Pour en revenir à Riaumont, je juge que les activités étaient mesurées, pensées d’abord pour bénéficier aux enfants et adolescents dont les religieux avaient la charge, et certainement pas des]nées à des fins coercitives, de conditionnement ou d’exploitation. De plus il me semble que l’institution a toujours obéi aux injonctions réglementaires et s’est appliquée à respecter aussi bien les nouvelles normes (sanitaires, encadrement, scolaires…) qu’à adapter ses pratiques éducatives. On peut comprendre que les impressions et le vécu aient pu différer selon les individus, mais n’est-ce pas le cas des sentiments engendrés par toute institution ?
De manière plus personnelle je voudrais maintenant vous faire part des expériences inoubliables que le scoutisme m’a permis de vivre, et aussi vous rendre compte de la manière dont les religieux nous encadraient. Le scoutisme a commencé pour moi autour du village d’enfants de Riaumont, à Liévin, au pied des terrils, entre les collines de Vimy et de Lorette. Nous passions le samedi après-midi à sillonner les routes à travers les villages, les bois et les champs alentour lors de nos sorties bimensuelles. Les jeux de piste, les bivouacs dans les bois, sous la tente ou sur les ballots de paille dans les granges des fermes, les repas et les veillées autour du feu, l’odeur des feuilles humides l’automne, le bruit du vent dans les arbres, les chants entonnés en marchant le long des chemins, le temps parfois froid et pluvieux : encore aujourd’hui il n’y quasiment pas un seul village ou un seul sen]er, entre Arras et Liévin, qui ne m’évoque des souvenirs.
J’ai eu pour chefs de troupe le père Hervé puis le frère Timothée. Ils étaient tous deux très engagés et très appréciés des garçons qu’ils encadraient. Ils partageaient avec nous les marches et les bivouacs tout en sachant garder la distance nécessaire pour garantir une bonne et saine ambiance. Les remontrances en cas de mauvais comportement de notre part étaient toujours prodiguées de manière très directe, soit d’homme à homme, soit en petit groupe ou on pouvait s’expliquer et faire amende honorable. La sincère déception qu’ils exprimaient était suffisante pour que l’on rectifie notre comportement, je n’ai jamais entendu de menace ni vu de mauvais traitement.
Ce dont je me rappelle c’est une attention sincère au bien-être et à la sécurité des garçons. Ils écoutaient attentivement la manière dont les plus jeunes parlaient de leurs ainés et n’hésitaient pas à exclure les adolescents plus âgés s’ils jugeaient que leur comportement était toxique pour le groupe et en particulier pour les plus jeunes. C’est arrivé en plusieurs occasions et ça m’a beaucoup marqué. En particulier je me souviens que les jeunes étaient très reconnaissants de l’écoute qu’ils recevaient de la part des chefs et des religieux, ainsi que des actions remédiant aux situations délicates. Un traitement consistent était d’ailleurs appliqué à tous, chefs et aux religieux compris. À chaque fois qu’il y a eu le moindre doute quant aux aptitudes d’un adulte à encadrer des jeunes, la communauté prenait des décisions conservatives.
Le scoutisme à Riaumont a été une occasion pour des générations de jeunes d’explorer notre pays et même au-delà. L’encadrement bénévole et les sommes modestes requises pour participer aux camps permettaient un accès à toutes les catégories sociales. Les longs camps d’été de trois semaines m’ont permis d’explorer successivement l’Europe de l’Est (Pologne) en 1990, la Bourgogne (région de Vézelay, autour des grottes d’Arcy-sur-Cure) en 1991, le Jura (descente en radeau sur la Loue) en 1992, la Vendée en 1993, la Bretagne en 1994, la Haute Marne en 1995, la Corse et son GR20 en 1996. L’hiver nous partions parfois faire du ski de randonnée dans les Alpes avec les plus âgés (la haute patrouille). Ou plus simplement camper dans la région, alternant marches, jeux collectifs, pèlerinages, bivouacs, veillées et tours de garde autour du feu. Des activités saines pour le corps et l’esprit, dans un environnement ou les adolescents étaient bien encadrés et se sentaient en sécurité.
J’ai aussi des souvenirs intenses de mes années passées chez les routiers entre 16 et 19 ans. Une marche « survie » d’une semaine dans le Boulonnais où la pluie qui n’a quasiment jamais cessée était soufflée en permanence par le vent et où la nature était tellement trempée que nous devions écorcer les branches au couteau afin d’allumer le feu du bivouac (le père Hervé nous accompagnait). Un long raid à travers la Picardie, de Riaumont jusqu’à la cathédrale de Beauvais. Un grand périple à vélo, de Riaumont à Lisieux, pendant les vacances de Noël : en culote courte bien sûr, avec juste des gants pour ne pas attraper l’onglet, logeant chez l’habitant au hasard de nos rencontres.
Une semaine inoubliable dans la Chartreuse (à nouveau avec le père Hervé) : nous marchions en permanence avec de la neige jusqu’aux cuisses voire jusqu’à la taille, faisant péniblement la trace à tour de rôle; nous nous guidions grâce aux marques de sentier encore visibles sur les arbres ou en utilisant les repères du paysage; il faisait si froid que nous devions casser la glace sur nos chaussures avant de les enfiler le matin, je me souviens même d’avoir dû briser la pellicule de glace qui recouvrait déjà la burette d’eau lors d’une messe célébrée par le père Hervé dans une petite chapelle au dessus du monastère de la Grande Chartreuse. Ce sont des expériences qui marquent et qui j’en suis sûr ont contribué à me fortifier et à être résilient dans ma vie adulte. Et je suis convaincu que des centaines de jeunes ont énormément bénéficié de ces expériences et de cette éducation parfois exigeante mais très vivante et toujours profondément humaine (…)
Il est assez terrible (quel gâchis !) de voir qu’une œuvre et que l’ensemble d’une communauté ayant tant donné à la jeunesse pendant tant d’années soit traitée d’une manière si radicale et par]ale, surtout quand on compare le traitement reçu à celui d’institutions s’occupant elles aussi d’enfants et de jeunes (Éducation Nationale, organismes de placement d’enfants en famille d’accueil…). Aucune institution n’est parfaite, mais il me semble indispensable de prendre en compte le contexte socio-culturel historique, l’évolution et les transformations de l’institution au cours du temps, et aussi tous les témoignages directs qui établissent clairement ce que la communauté de Riaumont a pu apporter de positif et de bénéfique aux jeunes qui l’ont fréquenté. (…)
M.O. le 21 Septembre 2025