On sait que saint Thomas d’Aquin remet à l’honneur le sensible, intermédiaire de toute connaissance intellectuelle, et l’ordre naturel créé par Dieu et respecté par sa toute puissance, mis à part dans les miracles . Saint Thomas considère la morale naturelle comme résumée dans le Décalogue, même si la déchéance humaine nécessite, depuis le péché originel, l’aide de la Grâce divine pour respecter cette loi. Or l’universalité du scoutisme, dont la méthode peut s’adapter à toutes les cultures nationales, à toutes les religions et à toutes les personnalités tendrait à montrer qu’il a compris la nature humaine profonde. Le témoignage de Mgr. Bruno de Solages paraît important, car cet intellectuel s’est penché sur le scoutisme avec un regard uniquement philosophique et théologique; or il ressort de son étude persuadé que cette pédagogie a compris l’humain dans sa véritable essence. “Le scoutisme plonge ses racines les plus profondes dans l’amour du jeu , dans les forces de rêves qui bouillonnent ou sommeillent au cœur de tout homme […] Mes amis, vous êtes en plein dans le réel” (Mgr. Bruno de Solages, in BdL n°58, mai 1935, p.258). Et de cette conformité à la nature humaine, on rejoint l’enseignement de l’Eglise, qui appuie le surnaturel sur le naturel, comme l’indique le mot lui-même. ” C’est parce que cette méthode d’éducation est profondément humaine qu’elle a gagné le monde et qu’elle est devenue universelle … Universelle! Mais alors pourquoi ne pas l’appeler, au sens grammatical et étymologique du mot : catholique ?” (Chanoine Cornette, conclusion des SdF, bibliothèque catholique illustrée, Bloud et Gay, Paris, p.54). “La loi scoute est un ensemble de principes moraux universels […] Les articles de notre loi sont la traduction, à notre usage, et dans notre langue particulière, du Sermon sur la montagne et des divines Béatitudes” (Mgr. Lavarenne, La prière des chefs , coll° “La vie intérieure pour notre temps”, Bloud et Gay, 1937, p.129). Car l’Évangile, lui aussi destiné à tout homme, se fonde sur l’ordre naturel.
Effectivement, Dieu nous donne une morale conforme à la nature qu’Il a créée : Il ne peut pas demander l’impossible, et Il est forcément le mieux placé pour connaître nos capacités et nos limites. Mais, selon saint Thomas d’Aquin, la morale naturelle peut se retrouver par simple raisonnement philosophique, ou même par bon sens, sans la Révélation, car elle est inscrite dans la nature humaine. C’est ainsi que, dans l’Antiquité grecque, Aristote livre, notamment dans l’ Ethique à Nicomaque , une morale déduite de son observation objective des réalités humaines. C’est ainsi qu’au XXème siècle, BP reconstitue cette loi naturelle par simple pragmatisme. “C’est (Dieu) qui, en créant notre nature, a créé la loi morale à laquelle nous sommes soumis” (Mgr. Lavarenne, op.cit.). Du coup, en respectant cette éthique, on devient conforme à la fin que Dieu a assignée à sa créature humaine, fin qui dépasse largement les simples vues terrestres et n’est comblée que dans le surnaturel. “À supposer qu’elle (la loi) ne parlât que de vertus naturelles, c’est avec la Grâce de Dieu, donc surnaturellement, que le scout promet de l’observer. […] . Le Décalogue est-il autre chose que la promulgation de la morale naturelle rappelée par Dieu, et œuvre de Dieu? Enfin, elle n’énonce pas des impératifs catégoriques kantiens (qui l’eût cru !), mais des définitions : le scout est ceci ou cela, charitable, pur, etc., ou il n’est pas” (Circulaire privée aux aumôniers et aux chefs , éditions des SdF, 1923, p.8).
En fait, le scoutisme réconcilie la nature humaine avec le catholicisme : elle en est même le fondement. Sans une nature saine, pas de sainteté. C’est le fameux “mens sana in corpore sano“. ” Il s’agit d’opérer dans la vie l’accord des choses terrestres et des choses divines que le jansénisme avait détruit et que le thomisme nous fait redécouvrir“(Pierre Goutet aux Journées fédérales des chefs routiers, 26 et 27 déc.1931, cité par le père Héret dans son introduction à SdF et ordre chrétien du père Maréchal, édition de la Revue des jeunes, 1932, p.16). Comme tout le raisonnement de la philosophie réaliste, d’Aristote au Docteur angélique, il faut remonter du sensible au spirituel, et cet intermédiaire naturel constitue même un passage obligatoire pour monter plus haut.
La première étape pour se sanctifier, selon saint Thomas, consiste donc à respecter la morale naturelle. Le père Doncœur en souligne l’importance : “L’hygiène consiste donc : 1°. à se soumettre pleinement aux lois humaines en concordance avec les lois naturelles; 2°. à se délivrer des lois humaines en conflit avec la loi de la nature” (Père Doncœur, s.j., in Le Chef de juin 1936, p.449). Or cette loi à appliquer se trouve résumée dans le Décalogue, de façon quelque peu rébarbative pour un adolescent, mais aussi, de façon autrement plus exaltante, dans les engagements de la promesse scoute. Et elle débouche forcément sur la morale surnaturelle de l’Eglise, puisque Dieu a créé l’homme avec une nature spirituelle, qui naturellement tend à dépasser le domaine uniquement terrestre. La loi scoute “respecte et réalise l’ordre universel déjà existant […] . Sauvegarder les droits et les exigences légitimes de notre nature : telle est sa règle suprême […] . Règle sacrée, à laquelle Dieu lui- même ne saurait faire exception […] Qu’il s’agisse de dons naturels ou surnaturels, la loi scoute a pour but de nous aider à les exploiter, à en assurer le libre épanouissement, et à nous comporter conformément à notre nature et à notre fin surnaturelles (sic)” (Père Maréchal, o.p., SdF et ordre chrétien , éditions de la Revue des Jeunes, 1932, p.27-28). C’est d’ailleurs la démarche que Dieu Lui- même suit dans son plan de Rédemption : il commence par donner aux hommes la loi naturelle dans l’Ancien Testament, notamment dans le Décalogue, puis vient, non pas abroger cette loi mais la parfaire avec son Incarnation. “Le scoutisme se préoccupe encore de développer les vertus morales naturelles, ces vertus acquises dont saint Thomas enseigne que, si elles sont incomparablement moins nobles que les vertus infuses, elles en sont les servantes, qu’elles préparent leurs voies, qu’elles facilitent leur exercice” (Père Forestier, o.p., Scoutisme, méthode et spiritualité, Le Cerf, Paris, 1940, p.56).
D’ailleurs, la morale naturelle, connaissable par simple observation de la réalité, ne peut pourtant pas s’appliquer sans l’aide de Dieu, du moins depuis le péché originel. Mais cette aide nécessite une base naturelle solide, pour la mener à son plein épanouissement. “La Grâce ne fait que perfectionner, recréer sur un plan supérieur la nature. Elle ne peut pas plus s’en passer que la peinture ne saurait se passer de couleurs, ni de la toile ou du mur qui les soutient. Le surnaturel n’existe pas à l’état isolé, il n’existe qu’incarné dans la nature […] Une nature en bonne santé est la matière première la plus favorable à la Grâce et à la sainteté. En termes théologiques, nous dirions que la nature saine est puissance obédentielle de Grâce” (Abbé Joly, in Le Chef de mars 1936, p.206). “La révélation morale de l’Évangile est venue nous dire ce qu’il fallait faire pour être pleinement hommes. La vie surnaturelle ne supprimera jamais l’exercice de nos facultés naturelles. Elle leur donnera une puissance nouvelle […] Cette vie de surcroît n’est pas un désaveu, une contradiction de notre vie terrestre. Elle en est la transfiguration gratuite et inespérée […] La vie de Dieu, lorsqu’elle vient en nous par la Grâce, non seulement ne détruit pas la nature, mais la suppose et en épouse amoureusement les contours pour la transfigurer” (Père Forestier, op.cit., p.3). Le père Forestier précise que cette vision se trouve “en accord avec une vue catholique des choses, en particulier avec cette anthropologie qu’est le thomisme, pour lequel la nature est un plan d’action, et non pas d’abord une source de péchés” (Père Forestier, op.cit., p.112).
Or ce fondement naturel à la Grâce divine se conforme tout à fait à la pédagogie de BP ” Ce qui me paraît faire la grande force du scoutisme catholique, c’est qu’il y a en lui un élément profondément humain et un élément profondément chrétien uni au premier. C’est un principe universellement admis que la Grâce se greffe sur la nature, que le surnaturel s’adapte au naturel . Quand on veut faire quelque chose de grand et de solide, il ne faut négliger ni l’un ni l’autre de ces éléments, il les faut au contraire unir et souder étroitement […] L’élément humain, ce sont ces vertus naturelles qui, au dire de Tertullien, font de l’âme heureuse une âme naturellement chrétienne […] C’est ainsi que s’unissent dans les méthodes du scoutisme et dans la vie du scout des éléments profondément humains et éminemment divins, dans le but de former un homme parfait et un chrétien complet” (Allocution du vicaire général Hoguet, in Le SdF n°11, nov.1923). Et le père Sevin, à propos de l’état de grâce : “Dire humblement avec Jeanne d’Arc : <> […] . La loi scoute, qui n’est pas une basse contrefaçon de l’esprit évangélique, c’est à coup sûr un des meilleurs moyens que nous avons d’aider à cette présence essentielle” (Père Sevin, Pour penser scoutement, Spes, Paris, 1934). Ce qui signifie que la pédagogie de BP aide à lutter contre la nature viciée par le péché originel. “Le scoutisme catholique met au service de la Grâce sa pédagogie pratique et réelle et supprime, dans l’âme du jeune garçon, bien des empêchements à l’action divine” (extrait des Cahiers des aumôniers scouts de Belgique, in BdL n°46, mars 1934). Le père dominicain Maréchal soulève alors un problème qui pourrait mettre en accusation la loi scoute comme naturaliste, et y répond de façon convaincante. On peut s’étonner que les vertus scoutes oublient la Charité, qui, d’après saint Paul, couronne toutes les autres vertus. Mais la Charité est une vertu théologale, c’est- à-dire un don de Dieu surnaturel. “Préparer à la Charité, en nous, un sol favorable […] : tel est l’éminent service que rendent à la reine des vertus les trois vertus du scout […] Avec (les grands saints) et saint Paul, nous voulons, nous aussi, par la pratique des trois vertus scoutes, nous rendre ce témoignage : gratia Dei in me vacua non fuit, la Grâce de Dieu en moi n’a pas été vaine” (Père Maréchal, o.p., SdF et ordre chrétien , éditions de la Revue des Jeunes, 1932, p.102).
Mais cette nécessité d’une nature bien établie pour toute intervention divine, ce fondement si utile du scoutisme pour la sanctification de l’âme pourrait sembler un abaissement de la toute puissance divine. Le Christ dit, dans les Méditations scoutes : “Vous avez une loi qui est la mienne car elle contient l’essentiel de mon Évangile et les vertus naturelles sans lesquelles Je ne puis rien faire” (Père Sevin, s.j., Méditations scoutes sur l’Évangile , tome II, Spes, Paris, 1932, p.20). Pourtant, cette base nécessaire ne restreint en rien l’omnipotence divine, car c’est Dieu Lui- même qui, en créant la nature, choisit de s’y conformer. Et de temps en temps, pour rappeler aux hommes rapidement pris par l’orgueil de leurs propres réussites qu’Il est seul capable de dominer les lois naturelles, Il accomplit un miracle. Le reste du temps, Dieu laisse sa création évoluer selon les lois qu’Il lui a assignées . Voilà pourquoi l’adoption du scoutisme par les catholiques ne révèle aucun mépris pour les moyens traditionnels de l’Eglise . Les catholiques ne trouvent rien de honteux à emprunter une pédagogie venue d’ailleurs, et ils se conforment volontiers à cette méthode qui donne un fondement solide à l’action de la Grâce en eux.
Les SdF, après étude du scoutisme à la lumière de la philosophie scolastique de l’Eglise, en concluent qu’il s’avère tout- à- fait conforme au thomisme. “La loi scoute réalise les trois conditions posées par saint Thomas ( Somme théologique Ia-IIae, question 95, article 3) pour qu’une loi positive humaine mérite notre crédit et notre adhésion […] C’est un programme d’action basé sur la loi naturelle et la volonté divine” (Père Maréchal, o.p., SdF et ordre chrétien , éditions de la Revue des Jeunes, 1932, p.30). Les catholiques peuvent donc l’adopter et l’exploiter tranquillement. D’où cette perpétuelle spiritualisation du scoutisme par les SdF : il s’agit de mener la loi scoute, c’est-à-dire la morale naturelle, à sa fin surnaturelle, par l’action de la Grâce divine. C’est pourquoi ils rappellent souvent au garçon son besoin de l’aide de Dieu, sans laquelle il ne peut réaliser pleinement sa nature spirituelle et la fin pour laquelle il a été créé. Et l’engagement qui fait le SdF respecte bien l’équilibre thomiste entre fondement naturel et nécessité d’intervention surnaturelle : “Promesse solennelle sur ce qu’il y a de plus grand dans l’homme : l’honneur, et de plus sacré en son âme : la Grâce divine.” (Chanoine Cornette, in Le Chef n°102, avr.1933, p.259).
En fait, la pédagogie de BP se conforme exactement à la morale naturelle telle que l’ont définie Aristote et saint Thomas d’Aquin , mais les SdF, pour s’assurer qu’aucun de leurs scouts ne restera au simple niveau naturel inachevé, préfèrent introduire dans la loi et dans la méthode elles-mêmes, la finalité spirituelle de la nature humaine. Ce qui explique que certaines autres associations catholiques aient adopté le scoutisme tel quel. Le danger reste alors tout de même que l’apport de la religion au-dessus de la morale naturelle, sans liaison évidente entre les deux, ressemble trop au dualisme entre corps et âme issu du cartésianisme et opposé au thomisme. Les SdF, quant à eux, opèrent une véritable surnaturalisation impliquée dans la loi naturelle elle-même, travail qui rappelle justement celui du Docteur angélique sur la philosophie antique. Comme le dit Rémi Fontaine, dans une analyse actuelle du scoutisme à la lumière du thomisme : ” Les éducateurs français et catholiques voulurent baptiser le scoutisme de Baden – Powell, comme on dit par exemple que saint Thomas a baptisé la philosophie d’Aristote. Car la loi naturelle était remarquablement retrouvée dans ce scoutisme outre-Manche” (Rémi Fontaine, avec la collaboration du laboratoire scout de Riaumont, in Itinéraires n°6 de la 3e série, sept.1994, p.21, et in Sachem , revue des chefs des scouts et guides catholiques de France, n°60, mars-avr.1995, p.3). Pourtant, les SdF sont régulièrement accusés de naturalisme.