Madeleine Delbrêl ” La joie de Croire ” p.146 Ed. du Seuil ; note écrite pour ses équipes en 1953
(…) il s’agit d’apprendre à être dans et avec l’Église la femme du Seigneur. Ce n’est que la traduction au féminin de : homme de Dieu…
Je suis hantée par le double mystère au milieu duquel doit passer notre vie comme une ligne droite : le mystère de la charité – le mystère de l’Église.
Dans l’Église, Épouse du Christ, c’est toute l’humanité qui est appelée à son amour. Chaque baptisé participe à cet amour d’épousailles. Avec tous les religieux, les êtres consacrés, nous avons accepté de nous contenter de ce seul amour.
Si nous ne lui dévouons pas notre être tout entier, ou si nous ne donnons pas les dimensions qui sont les siennes, nous sommes des célibataires qui ne servons ni à la diffusion de la vie, ni à celle de la vie éternelle.
A l’aube du Nouveau Testament, Jean-Baptiste disait : ” Celui qui a l’Épouse est l’Époux, mais l’Ami se réjouit… ”
Des incroyants meilleurs que nous, des chrétiens meilleurs que nous n’ont pas été appelés à vivre en plénitude le mystère de l’Église, épouse du Christ. Ils sont comme l’Ami qui se réjouit. Notre tentation serait peut-être de nous tromper de vocation et de prendre celle de l’Ami.
Quelles que soient les choses que l’époux donne à ses amis : confiance, confidences, responsabilités, c’est à sa femme qu’il donne son nom, pour qu’elle soit ce qu’il est, fasse ce qu’il fait et transmette sa propre vie à travers elle.
Ce n’est pas parce qu’elle va dans les rues faire les provisions – là où sont les amis – qu’elle est l’épouse : la femme de ménage peut y aller. C’est parce qu’elle soupe avec son mari et passe la nuit auprès de lui
Ce n’est pas d’être dans le monde comme le fils de Dieu qui a été envoyé dans le monde qui nous greffe sur l’Église-Épouse; c’est de sortir sans cesse de la nuit du mystère théologal de l’Amour, d’aller de lui au monde.
Ce n’est pas de travailler avec son mari qui fait qu’elle est sa femme ; ses amis travaillent comme elle et quelquefois bien mieux qu’elle; c’est d’être entièrement possédée par lui. Ce qu’elle gagne est deux fois à lui car elle est elle-même à lui.
Ce n’est pas de faire tel ou tel travail en perfection, d’exercer telle profession en perfection qui nous greffe sur l’union de l’Église; c’est d’y être tellement agies par le Christ que cette petite action dans le monde soit vraiment sienne.
Ce n’est pas d’organiser la maison qui fait que l’épouse est épouse : un hôtelier le ferait très bien; c’est parce que, avant d’habiter la maison, les enfants de son mari ont habité dans sa chair, qu’elle les a portés, nourris d’elle-même.
Ce n’est pas en organisant le monde que nous serons greffés sur les noces de l’Église ; mais c’est en portant en nous chacun des hommes de ce monde, chacun de ceux que nous rencontrons; en leur donnant non une organisation de vie, mais le droit de vivre dans notre vie; en leur communiquant tout ce que nous sommes, tout ce qui est à nous, depuis le pain jusqu’à la grâce.
Ce n’est pas de faire des cadeaux aux enfants qui fait l’épouse : des amis peuvent leur en faire ; c’est de leur donner la vie de son mari en même temps que la sienne.
Ce n’est pas de donner du bonheur aux hommes qui nous fait épouses du Christ, mais c’est de leur donner la vie éternelle, la vie même de Dieu. Et si, à ceux qui sont nos enfants, nous transmettons la vie du monde, nous sommes terriblement adultères.
C’est l’homme de demain que l’épouse élève dans ses enfants. Elle ne leur prépare pas pour l’avenir des jouets et des bonbons.
Ce sont des êtres d’éternité dont nous avons la charge, et si nous ne leur donnons que le bien-être, la culture, nous sommes comme une mère qui bâtirait l’avenir de ses enfants avec des objets de layette.
La femme doit fixer sa vie là où son mari l’a fixée.
Jésus-Christ n’habite pas dans les puissances du monde : il a été l’enfant d’une famille à son déclin, d’un vieux petit peuple. Il n’a été ni un citoyen romain qui avait l’empire de la terre, ni un Barbare qui aurait l’empire de demain, ni un Grec qui avait l’empire de l’esprit, ni un esclave qui avait la force de la masse opprimée. Il a habité, il habite dans ce qui est faiblesse du monde.
L’épouse subit les conditions de vie de son mari.
Jésus-Christ habite la paix et non la tranquillité, car il est miséricorde et celui oui donne à chacun ce qui lui manque n’a jamais fini.
L’épouse n’est pas une fiancée qui a le temps de faire des promenades sur le quai de s’asseoir sur un banc. Elle est celle qui veille, qui enfante. Elle connaît bien mieux son mari qu’au temps des bancs et des quais. Elle connaît sa vie avec sa vie.
Mais en même temps elle connaît ses tâches, ses luttes. Elle ne lui demande pas de penser à elle, mais ils pensent ensemble.
Avec des amis on bavarde, on spécule, on évoque des souvenirs… La femme n’est pas une amie…
La vie est courte et le monde est à sauver.
Avec des amis on passe un bon moment ensemble et on en sort tout reposé. L’amour de l’époux pour sa femme lui donne des enfants et elle ne choisit pas la façon de les mettre au monde, elle doit souffrir.
Elle n’enfante pas des œuvres d’art dans l’euphorie et la retraite, mais des fils d’Adam dont elle doit faire des fils de Dieu avec sa chair et avec son âme.
L’ami connaît l’époux en le regardant, en l’écoutant. Ce n’est pas parce qu’elle écoute son mari et le regarde que l’épouse est épouse, mais parce qu’elle le connaît autrement. Les yeux de l’ami seront peut-être meilleurs que les siens et son intelligence comprendra peut-être mieux ce que dira l’époux ; mais ce que saura l’épouse, il ne le saura pas.
Et c’est cela que sait l’Église, et que nous savons en elle, et qui est la foi.
L’ami peut attendre l’époux, c’est sa femme qui le désire, qui l’ ” espère “. Elle n’attend pas quelque chose de lui; elle l’espère, lui, pour devenir vivante autrement.
Le désir de l’Église, c’est l’Espérance et elle en est tellement brûlée qu’elle ne peut rien désirer d’autre.
L’ami peut être riche ou pauvre ; il peut être libre ou esclave. La femme ne peut être que pauvre et elle ne peut qu’obéir. L’amour, pour elle, est une pauvreté que seul son mari peut enrichir. L’enfant qu’elle porte et forme s’arrache d’elle et la laisse pauvre à nouveau. L’amour est pour elle une obéissance : c’est passive qu’elle est fécondée et passive qu’elle enfante.
L’Église est dans le monde la grande pauvre et la grande obéissante et, en elle, nous ne pouvons pas trouver l’amour sans pauvreté et sans obéissance.