Mais l’Eglise, qui demande une juste compassion pour tout homme dans l’erreur, entraîne évidemment à le remettre sur le droit chemin. Or les SdF, sans participer aux jamboree uniquement dans cette optique, y voient pourtant un moyen d’apostolat.
Nous avons émis, d’autre part, le vœu que l’entrée des catholiques dans le scoutisme mondial -entrée voulue par le Saint Père […] – pût, par les contacts avec les autres scouts de l’univers, au cours de ces grandes réunions internationales comme fut le jamboree de Birkenhead, ouvrir comme une trouée lumineuse au milieu de la forêt des préjugés et des ignorances à l’endroit de notre Foi, trouée par où passerait comme le souffle puissant des grands vents de la Pentecôte, et grouper plus nombreuses les brebis dans l’unique bercail, sous la houlette de celui auquel le Christ a dit : ” agneaux ; pais mes brebis”[…] Le Souverain Pontife avait souhaité que, pour le rayonnement ce cette Foi dont ils sont fiers, les scouts catholiques vinssent nombreux à la manifestation de Birkenhead.
Chanoine Cornette, in Le Chef de janv.1930, p.23
Bien entendu, le scoutisme peut servir, pour des garçons de pays pratiquement entièrement réformés, à découvrir des catholiques . Les SdF sont ici nettement encouragés à participer au jamboree dans le but de répandre leur Foi, qu’ils considèrent bien comme la seule vraie. D’autant plus que, chez les scouts, ils trouvent des garçons de bonne volonté, de nature solide et d’une certaine moralité, plus faciles à convertir que n’importe quel VP. Mais, si nous avons déjà parlé de conversions par le scoutisme , nous n’avons aucun document sur les résultats de cet apostolat dans les rassemblements internationaux.
D’ailleurs, le père Sevin, sans aucune réticence à propos de ces réunions, exhorte tout de même les scouts à la prudence , car, même si les catholiques sont en général persuadés d’être sur la bonne voie , les conversions pourraient se faire dans l’autre sens , sait-on jamais. Du moins, si ces abjurations paraissent très peu probables, les catholiques pourraient trahir leur premier principe ( “Le scout est fier de sa Foi” ), cacher leur religion en présence d’autres scouts se plaindre auprès d’eux des exigences de leurs aumôniers ou faire du mauvais esprit. Le père Sevin aborde donc le sujet dans ses Méditations scoutes , et y explique quelle doit être exactement la conception catholique de la fraternité scoute , entre Charité et clairvoyance. On se souvient que c’est le Christ qui parle. “Qui veut faire du scoutisme et jouer au scout sans promettre de Me servir et sans pratiquer ma loi, Je le compare au novice qui dresse sa tente sur le sable, au bas de la vallée” (Père Sevin, s.j., Méditations scoutes sur l’Évangile, tome II, Spes, Paris, 1932, p.44). Il met en garde les scouts dans le chapitre, significatif, sur le reniement de saint Pierre : “Méfie-toi des feux de camp où tu fraternises avec des troupes inconnues. Avant que les bûches en soient éteintes, tu M’auras peut- être renié trois fois” (Père Sevin, Méditations, op.cit., p.102).
Les SdF ne peuvent donc entendre dans la fraternité scoute dans le même sens que certaines associations non catholiques. C. Lenoir parle ainsi d’une “communication faite par le CN des EU au Congrès international de scoutisme de 1927. Les catholiques romains ne peuvent y souscrire […]” (C. Lenoir, Le scoutisme français, Payot, Paris, 1937, p.208). Cependant, ces garde-fous, qui rétablissent bien la fraternité scoute dans la prudence catholique, n’empêchent nullement de se montrer charitable envers les scouts d’autres religions, ou d’ailleurs envers toute personne de confession différente. Ce n’est donc pas la fraternité scoute qui entraîne une telle attitude, mais la Charité chrétienne, et l’optique d’apostolat demeure donc toujours. Les Méditations scoutes reprennent : “Quand tu rencontreras quelqu’un qui souffre, ne t’informe pas de son état civil, mais penche-toi sur lui et laisse aller ton cœur. Et même, mon fils, ne lui demande pas sa religion […] : ta Charité sera ta meilleure apologétique ; où le raisonnement échoue, souvent triomphe la bonté” (Père Sevin, Méditations, op.cit., p.59). “Saluez donc fraternellement les scouts qui ne pensent pas comme vous et qui n’ont qu’ une loi tronquée, qui ne s’appuie pas sur la mienne” (Père Sevin, Méditations, op.cit., p.22).
De toute façon, les catholiques prennent une place toujours croissante dans le mouvement, ce qui estompe nettement les risques des rassemblements internationaux. Dès 1920, Baden-Powell constate qu'” une proportion croissante du mouvement scout pris dans son ensemble est catholique” (B. P., cité par le père Sevin, s.j., dans Pour devenir SdF, Spes, Paris, 1931, p.16). En 1924, elle atteint les deux tiers . Bien entendu, cette prédominance des catholiques se répercute dans les jamboree, où ils donnent bientôt le ton. À Gödöllö, en 1933, ils sont de loin les plus nombreux . Un autel catholique est dressé dans l’arène centrale, avec, derrière, des tentures aux couleurs pontificales, comme si les catholiques étaient devenus les représentants types du scoutisme! Ils se montrent alors assez sûrs d’eux, persuadés que leur seul exemple de scouts, plus parfaits parce que catholiques, sert d’apostolat. “Nous pouvons appeler frères ces israélites, ces protestants, qui, comme nous, ont découvert les merveilleuses richesses de la méthode scoute et l’ont appliquée à leurs fins. Non point que leur religion vaille la nôtre; non point que toute religion soit également bonne . […] . Nous voici avec notre croix de Jérusalem… avec nos chants… avec nos ambitions surnaturelles… avec nos prêtres… Nos frères séparés se rendront-ils compte, jusqu’à nous envier, que si nous avons élevé le scoutisme de B. P. à pareille hauteur, c’est à notre Foi catholique que nous le devons ? […] . Collaborons, oui, mais en étant nous- mêmes, en faisant monter les autres jusqu’à nous, qui sommes les plus hauts” (Père Maréchal, o.p., Figure du scoutisme en France, Spes, Paris, 1934, p.10-11). “Nous n’avons pas besoin pour aimer (les jamboree) et les fréquenter de nous inspirer de l’esprit de telle ou telle conférence politique internationale. Le sens catholique et le sens français nous y suffisent. Il ne s’agit même pas d’y aller dans un esprit de prosélytisme dont certains pourraient s’offusquer. Il suffit d’y être et de s’y montrer -ce que nous sommes- parfaitement scout. Et la BA sera faite ; sans rien dire, nous aurons prêché” (Père Sevin, s.j., in Le Chef n°52, avr.1928, p.147).
Le scoutisme, au lieu d’être un danger pour les catholiques devient un moyen de pénétrer d’autres communautés religieuses et de leur donner une bonne image de l’Eglise, voire de les convertir . La fraternité scoute se restreint alors à une simple tolérance (au vrai sens du terme) avant tout due aux préceptes de l’Eglise, et ne prend sa vraie valeur qu’entre catholiques.
En effet, il paraît évident que les scouts catholiques, dans les rassemblements internationaux, ont tendance à se rapprocher entre eux. L’ O. I. S. C. , que l’on a déjà évoqué, est approuvé par Benoît XV, après audience du 28 juin 1921 avec le comte de Carpegna, chef des scouts catholiques italiens et président de l’OISC. Il s’agit d’une agence de liaison et de renseignements, sous le patronage d’honneur du cardinal Bourne, et dont le secrétariat est provisoirement confié aux SdF. Elle regroupe une association catholique par pays, ou, quand il n’en existe pas, le corps moral constitué par les troupes catholiques affiliées à une fédération nationale. Chaque association membre délègue au Comité directeur de l’OISC un prêtre et un laïc. L’ acceptation de groupements de troupes sans aucune existence officielle en dehors de l’OISC montre bien que les catholiques considèrent les liens religieux au-dessus de tous ceux que peut créer l’appartenance à une même association scoute. En 1925, lors de l’Année Sainte, ils se regroupent tous pour un pèlerinage à Rome, avec sept-mille Italiens, sept- cent cinquante Anglais, cinq- cent Français, des Belges, des Espagnols, des Autrichiens, des Polonais, etc. Dans son discours, le Pape souligne que l’internationalisme du scoutisme, du moment qu’il ne s’entend pas dans le sens pernicieux de mondialisme , appartient aux valeurs de l’Eglise. <> (Traduction française du discours de Pie XI en septembre 1925, édition des SdF, Paris, p 2).
La fraternité suit alors la hiérarchie des valeurs : elle privilégie nettement les membres de l’Eglise.
On est catholique d’abord et scout ensuite. Par conséquent, nous ne placerons pas les liens que le scoutisme peut établir entre jeunes gens de différentes religions au-dessus de ceux que créent entre nous la communauté de Foi et la communion des saints , et nous n’admettrons pas que, pourvu qu’on soit éclaireur, peu importe qu’on soit éclaireur catholique, protestant ou neutre. Cependant, tout en plaignant ceux qui n’ont pas la pleine possession de la vérité religieuse, […] ne les oublions pas dans nos prières
Père Sevin, s.j., Pour devenir Scout de France, Spes, Paris, 1931, p.18
Envers les autres scouts, la fraternité reste simple compassion. Mais, entre catholiques, elle doit se montrer encore bien plus forte que l’amitié seulement naturelle que prône le quatrième article de la loi, pour donner un modèle de véritable Charité aux autres scouts. De plus, c’est la marque du catholicisme : le Christ conseillait Lui aussi à ses apôtres de se faire remarquer par leurs liens charitables, et de convertir par cette démonstration silencieuse des bienfaits de la Grâce. “Ce qui nous rend tous frères, c’est d’être les fils d’un même Père qui est aux Cieux, et de participer à une même Eucharistie qui fait de tous les chrétiens non seulement une seule fraternité; mais un seul Corps. C’est à la perfection de leur charité fraternelle que l’on doit reconnaître les scouts catholiques” (Père Sevin, s.j., Pour devenir SdF, op.cit., p. 30).
Du coup, la fraternité des SdF s’étend à tous les membres de l’Eglise, même si elle privilégie les scouts catholiques, qui ont de semblables affinités. Mgr. Rupp (ancien aumônier scout et zélé protecteur du scoutisme) va jusqu’à parler de ” la Rome pontificale, sorte de divin et perpétuel jamboree ” (Mgr. Rupp, in Scout, mars 1939). C’est donc dans l’Eglise que les SdF doivent se sentir les frères de tout le monde bien plus que dans les rassemblements internationaux. D’ailleurs, lorsque le chanoine Cornette emploie les termes de fraternité, ou de collaboration fraternelle, il parle des liens avec les autres œuvres catholiques.
Il est logique que la conception de la fraternité chez les SdF se restreigne plus particulièrement aux scouts catholiques et, de l’autre côté, s’étende à tous les membres de l’Eglise, puisque sa motivation est religieuse. “L’aumônier étant présent, lui le représentant de notre Père qui est dans les Cieux, nous goûterons plus profondément la fraternité scoute” (Abbé Richaud, Veillées de prière, Téqui, Paris, 1928, 4e édition, p.85). L’amour de Dieu s’avère même la condition sine qua non de toute fraternité. “Il n’y aura entente, sympathie et compassion réciproques que si un même sentiment fait vibrer toutes les âmes : la Charité, qui est amour de Dieu et du prochain” (Père Maréchal, o.p., SdF et ordre chrétien, éditions de la Revue des Jeunes, 1932, p.81). Un chant souligne cette source divine : “Les SdF ont pris l’Évangile pour code de fraternité” (“Aimons-nous mieux”, 1919, Père Sevin, s.j., Les chansons des SdF, Spes, Paris, 1936, p.40). “C’est dans le Christ Jésus que nous chérissons nos frères, c’est Lui que nous voyons en eux” (Père Sevin, s.j., Pour penser scoutement, Spes, Paris, 1934, p.105).
Certes, la motivation religieuse ne limite pas forcément la fraternité aux catholiques, puisqu’elle entraîne aussi à aimer tout le monde, en tant que créatures divines . Mais on a vu que cette amitié devait alors s’accompagner de clairvoyance sur les erreurs des autres. Au contraire, le catholicisme fait de la personne plus qu’une créature de Dieu : son âme vit de la Grâce divine, “lien de fraternité véritable découlant d’une communauté de vie : le baptême nous a rendus participants de la nature divine” (Quelques notes sur l’organisation religieuse de l’Association SdF, brochure). Par ce sacrement, tout catholique entre dans la communion des saints , union de prières entre l’Eglise triomphante, c’est-à-dire toutes les âmes dans la gloire du Paradis, et l’Eglise militante, les fidèles qui luttent en ce monde pour leur salut. Voilà l’ image de la fraternité parfaite . “Frères scouts et louveteaux, nous vous convions à une croisade de prière, […] afin de resserrer les liens de fraternité qui nous unissent dans le scoutisme en mettant en pratique la communion des saints par la prière mutuelle” (in BdL n°54, janv.1935). C’est dans cet esprit que les troupes organisent les veillées de promesse ou les veilles d’armes de chevaliers. Il s’agit non seulement de préparer le futur aspirant et de le faire méditer sur son engagement, mais aussi d’attirer sur lui toutes les Grâces possibles par les prières de tous les anciens . “À la veille d’être armé chevalier, volontiers, Seigneur, je reconnais devant Vous […] que je suis vraiment indigne d’un tel honneur. […] . Je compte sur la Grâce que, tous certainement, vous ferez descendre sur mon âme” (Abbé Richaud, Veillées de prière, Téqui, Paris, 1928, 4e édition, p.63). La prière constitue donc la plus grande preuve de fraternité.
Mais si les SdF confondent fraternité et communion des saints , on se demande ce que peut leur apporter la loi scoute dans ce domaine. En fait, “il y a une certaine griserie à se sentir fondus les uns dans les autres. Le scoutisme nous l’a fait découvrir. Et nous avons compris que cela, au fond, c’est la Charité, c’est l’âme du christianisme. […] . Former une seule famille avec un père commun (le Pape), une même nourriture : l’Eucharistie, un même sang, celui du calice. […] . C’est si sympathique, au fond, d’être réellement frères !” (Mgr. Rupp, in Scout, mars 1939). Paradoxalement, le scoutisme permet d’approfondir une vertu spécifiquement chrétienne. Mais c’est bien en tant que catholiques que, réciproquement, les SdF pratiquent la fraternité scoute. “Nous serions impardonnables, nous, scouts catholiques, membres de l’Eglise qui s’affirme dépositaire de l’intégrale doctrine de Jésus-Christ, si nous n’étions pas les premiers à utiliser les ressources incomparables que nous offre le mouvement scout universel pour travailler à l’idéal de paix et de fraternité voulu par notre divin Sauveur” (Abbé de Grangeneuve, in Journal des vaillants compagnons de Saint Michel n°32, jt-août 1922, p.3).
Bien entendu, on a vu que la pédagogie de B. P. aidait à intérioriser les préceptes catholiques et à se sanctifier. Mais la fraternité scoute est le seul point de la méthode initiale que les SdF ne se contentent pas seulement de magnifier, mais dont ils modifient le sens . Car, même entre scouts, les catholiques ne peuvent aimer indifféremment des créatures de Dieu déchues par le péché originel et des enfants de Dieu régénérés par le baptême. Pourtant, la fraternité qui unit les scouts catholiques entre eux les pousse à mieux vivre la Charité et la communion des saints. En effet, la vie de camp, éprouvante, crée des liens d’amitié exceptionnels et le système des patrouilles engendre une attention particulière des grands pour les petits, des anciens pour les nouveaux. Cette atmosphère prépare donc le terrain à une véritable Charité. Mais elle ne peut s’épanouir qu’en milieu catholique. “Tous frères, comme dit la loi, oui, vraiment, on le sentait […] . SdF, nous étions entre catholiques; rien, absolument rien ne nous séparait.”(Père Sevin, Chamarande, Spes, Paris, 1934, p. 13), constate le père Sevin à la fin du premier camp national à Chamarande. On sent bien ici que les SdF ne se sentent pas aussi à l’aise lorsqu’ils sont confrontés à des scouts non catholiques, et qu’ils limitent le quatrième article à leur Fédération. C’est bien le seul point sur lequel ils n’entendent pas tout- à- fait la loi comme B. P. Pour le reste de la méthode, maintenant que nous avons élucidé ce point critique, nous pouvons considérer comment, en soi, elle se conforme à la philosophie catholique et peut engendrer une certaine spiritualité.