La fonction de l’aumônier au sein d’une unité

Mais avant même de considérer l’aumônier par rapport au chef , il convient de voir son rôle vis-à-vis des scouts . Souvent seul adulte de la troupe, il incarne la sagesse et inspire la confiance des garçons. De plus, il assure une continuité, car il reste généralement plus longtemps que les chefs . Mais surtout, prêtre avant tout, il rappelle sans cesse la présence divine et la nécessité pour chaque scout de spiritualiser ses joies, ses efforts, et toutes ses applications de la loi. Sans même qu’il ait besoin de prêcher, sa seule soutane signifie à chacun qu’il est scout “pour apprendre à mieux servir Dieu et (son) prochain” (Cérémonial de la promesse), que toutes ses passionnantes activités tendent à en faire un meilleur chrétien. De plus, à un camp, le garçon a l’occasion de voir un prêtre vivre au quotidien , dans les mêmes conditions précaires que lui. Il comprend ainsi que la vie de prière ne se sépare pas de la vie naturelle : on agit en chrétien dans les moindres actes quotidiens. Le garçon qui ne connaît le prêtre que par la messe ne réalise pas qu’il s’agit d’un homme, comme lui, qui pourrait aussi être appelé à plus haut service . Mais le scout, qui vit trois semaines avec son aumônier et découvre son aspect humain, en tire de grandes leçons. Le père Forestier, qui mène une enquête sur le rôle du scoutisme dans les vocations sacerdotales ou religieuses des SdF, les attribue entre autres à cette vie en commun au camp. “Toujours, dans l’éveil ou la culture des vocations, il y eut l’intimité incomparable que permet la vie scoute entre l’aumônier et les garçons” (Père Forestier, Du scoutisme au sacerdoce , extrait de la Revue des jeunes de févr.1938, p.13).

Mais évidemment, le premier rôle de l’aumônier consiste à procurer aux scouts, par les sacrements , la force dont ils ont besoin pour rester fidèles à leur promesse. Voilà pourquoi il est impensable, et, d’ailleurs, interdit par l’Association, de partir en camp sans aumônier. “Un camp scout sans aumônier serait un corps sans âme” (Chanoine Cornette, in BdL n°23-24, mars 1932). Le prêtre s’avère en effet nécessaire au scoutisme, à l’application de la loi. “Les scouts? un peuple heureux. L’aumônier chez ce peuple? l’ambassadeur du Christ, qui en est le Roi. Les scouts? des âmes d’élite, une nouvelle fleur de la chevalerie. L’aumônier? la main qui les prend et présente à Dieu toute la gerbe de sa troupe. Les scouts? des âmes faibles, débordées par leur idéal. L’aumônier? le cœur divin de la Fédération, qui lance le sang du Christ pour nourrir et fortifier” (Un aumônier, Pour mener au Christ mes garçons, La Hutte, Paris, 1938, p.3). Avant tout, l’aumônier est médiateur de Grâces.

Mais le rôle d’aumônier scout est délicat . Cette confrontation permanente avec les garçons ne s’avère pas facile. Pour mener à bien son apostolat, il doit leur plaire, entrer totalement dans leur jeu, et se montrer scout autant que prêtre . Tâche très délicate. “Vous vous doutez de l’importance de l’aumônier. […] . Conseillez-lui de faire peau neuve, quand il sera vis-à-vis des scouts. C’est autre chose, encore une fois, que tout le reste. Qu’il suggère, qu’il sème, qu’il participe à tout, s’intéresse à tout, mais qu’il ne s’impose jamais, sauf par l’exemple” (Abbé de La Serre, in Le Chef n°34, mars-avr.1926). De plus, dans d’autres œuvres, il est habitué à diriger lui-même, mais voilà qu’il doit composer avec un chef laïc. “L’organisation religieuse et morale d’un camp se fera dans une étroite collaboration de l’aumônier et de son chef de troupe, dont l’aide lui est indispensable” (in BdL n°44, janvier 1934).

Justement, cette conception de l’aumônier vaut au scoutisme bien des critiques : les éternels hostiles lui trouvent là un nouveau grief et l’accusent de laïcisme . C’est la campagne d’une fraction de l’épiscopat français, entre 1927 et 1929 . Le problème ne semble pas évident à résoudre. En Belgique, il entraîne même une scission, de 1920 à 1927. Monsieur Weverbergh, chef des Belgian Catholic Scouts, séparés des BP Belgian Boy-scouts , s’explique : “Nous menons campagne depuis cinq ans pour maintenir et obtenir de toutes les associations catholiques […] que le prêtre soit le directeur de la troupe, au-dessus du laïc, qui n’est que son collaborateur” (Lettre de M. Werverbergh à la Revue internationale des sociétés secrètes , 10 mai 1924, citée dans la revue p.406). Chez les SdF, on se souvient des discussions au Comité organisateur, et la peine du père Sevin à imposer un chef laïc. Après la lutte pour un pouvoir clérical, c’est la tendance inverse qui se manifeste quelques années plus tard . “Lors du Congrès des chefs de Dijon (Noël 1925), il semble bien qu’il se manifesta une tendance assez forte réduisant l’aumônier au rôle d’assistant spirituel . Les énergiques interventions de monsieur le chanoine Richaud, des PP Vérel et Doncœur donnèrent à l’aumônier la place non seulement de maître spirituel mais de collaborateur à l’éducation avec contrôle temporel et droit de veto . Peu à peu, la notion actuelle s’est précisée et la direction appartient, à chaque échelon, conjointement au chef et à l’aumônier” (L’aumônier scout, collection Scouts de France, presses d’Ile-de-France, 2e édition, 1944). En partant de tout en haut, le Chef de la Fédération est associé à l’aumônier général, jusqu’au chef de troupe et son aumônier, en passant par le district et la province. Peut-on alors accepter l’accusation de laïcisme ?

Ce serait tout de même étonnant, pour une œuvre qui prétend lancer ses membres dans la reconstruction d’une France chrétienne antérieure à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat . On constate que les ecclésiastiques gardent tout de même un certain nombre de privilèges. On a déjà vu ceux de la hiérarchie et des aumôniers diocésains. Il en est de même au niveau du QG, où l’aumônier général est membre de droit de tous les conseils (Règlement général, La Hutte, Paris, 1935, p.43 et p.59), et y veille aux intérêts moraux et religieux. Dans chaque groupe, l’aumônier doit agréer le chef de groupe et les chefs d’unité (R. R., article 47). Si un candidat inconnu se présente, il doit obligatoirement apporter des références ecclésiastiques à son sujet. De même, l’aumônerie tient la censure de l’Association. Tout ouvrage qui engage les SdF, même uniquement technique, doit recevoir la permission de l’aumônier général pour paraître. Et on retrouve une hiérarchie semblable en bas de l’échelle. “Tout bulletin de troupe, même simplement polycopié, a pour censeur scout l’aumônier de la troupe” (in Le Chef n°11-12, janv.-févr.1923, p.156). D’autre part, les laïcs ne peuvent pas signer les épreuves religieuses de classes. “L’aumônier fait partie de la scoutmaîtrise. Il organise avec les chefs la formation religieuse de la troupe. Il exerce sur les éclaireurs une action directe, il les aide dans la préparation de leurs brevets religieux, qu’il est seul habilité à faire passer ” (Règlement général, op.cit). Enfin et surtout, les aumôniers disposent du droit de veto dans tous les domaines, dans les règlements de la Fédération comme dans le gouvernement particulier de chaque troupe. “L’aumônier a toujours le droit de s’opposer, avec réserve et ménagement, à une mesure, même technique ou administrative, prise par un chef et qui serait de nature à présenter un inconvénient qu’il estime grave (et urgent) du point de vue moral et spirituel” ( Note sur l’aumônerie scoute , éditions des SdF, oct.1933, p.10-11). Ce seul privilège annihile l’accusation de laïcisme car, si les laïcs ont un réel pouvoir de décision chez les SdF, c’est le pouvoir spirituel qui prime en cas de conflit.

Le père jésuite Rimaud est catégorique : “Notre doctrine est on ne peut plus certaine : c’est la doctrine de l’Eglise sur le laïcat . […] . En termes scouts, le chef et l’aumônier ont à tirer la charrette de la troupe. Or la vieille scolastique après Aristote enseignait déjà qu’en pareil cas, les deux causes ne produisent pas chacune une partie de l’effet, mais agissant “per modum unius” sont efficaces ensemble de tout effet. Le seul problème est d’arriver à ne faire qu’un. À en croire l’expérience, il a été déjà souvent résolu” (Père Rimaud, s.j., in Le Chef, oct.1931, p.426). Même un observateur extérieur, comme Mgr. Tihamér-Toth, juge impossible de critiquer le rôle de l’aumônier chez les SdF, vérifié par les plus hautes autorités ecclésiastiques, et tout à fait conforme à la doctrine de l’Eglise. (Mgr. Tihamér-Toth, cité par le chanoine Cornette, Note sur l’aumônerie scoute, extrait du BdL, oct.1933, p.3). D’ailleurs, “ces paroles élogieuses, tombées des lèvres d’un éminent prélat, présidant nos réunions ecclésiastiques au jamboree de Gödöllö, expliquent pourquoi les règlements religieux des SdF servirent de base aux très importantes discussions qui eurent lieu au Collège des prémontrés de Gödöllö” (Chanoine Cornette, Note sur l’aumônerie scoute, op.cit., p.3). En effet, les SdF concilient à merveille le rôle de chef scout responsable, comme le veut BP, avec la doctrine catholique sur le laïcat, toujours subordonné à la hiérarchie ecclésiastique .

Mais puisqu’il reste tout de même délicat de réaliser en permanence l’accord de vues entre le chef et le prêtre, on peut se demander pourquoi chacun ne s’occupe pas tout simplement de son domaine propre . C’est que, justement, le camp scout reproduit pour le garçon une micro société comme celle qu’il doit construire à l’échelle nationale. Le scoutisme préfère aux enseignements doctrinaux purement théoriques, plonger le scout dans l’application, en modèle réduit, de la politique de l’Eglise . Or, répétons-le : il veut lutter contre la séparation des pouvoirs, loi laïciste. D’ailleurs, comment séparer les rôles, quand morale et religion s’imbriquent ? Par conséquent, “L’aumônier n’est pas un pur chapelain, ni le chef un pur moniteur de scoutisme. Le chef participe à l’activité éducatrice et apostolique du prêtre, parce qu’il a (s’il a compris sa tâche) l’âme sacerdotale, et l’aumônier participe au gouvernement de la troupe parce qu’il a (s’il a compris son rôle) l’âme scoute.” (Abbé Rigaux, in Le Chef n°58, déc.1928, p.447).

Or, si l’Eglise a toujours engendré des œuvres de jeunesse dirigées par des prêtres, elle ne prône pas un gouvernement ecclésiastique en politique , mais plutôt une organisation proche, toutes proportions gardées, de celle des SdF. Le chef, laïc, dirige effectivement, mais il doit soumettre toutes ses décisions temporelles au bienfait spirituel de ses subordonnés . Cette obligation morale de tout chef catholique se concrétise avec le droit de veto de l’aumônier. L’autorité laïque a donc de lourdes responsabilités dans le domaine religieux, de même que l’ecclésiastique doit contrôler la conformité de tous les aspects matériels aux préceptes de l’Eglise. “Dans les questions morales et religieuses, l’aumônier a autorité décisive. Sous sa direction, le chef, en tant qu’éducateur chrétien, exerce dans l’unité une part d’éducation morale et même spirituelle” (Note sur l’aumônerie scoute , éditions des SdF, oct.1933, p.10-11). On comprend donc maintenant cette imbrication des pouvoirs temporels et spirituels, avec, en dernier recours, la priorité du surnaturel : il s’agit d’un modèle de société pour les garçons, même s’il est difficile à réaliser.
Le Verbe incarné Lui- même donne l’exemple de cette union, par sa double nature. Le C. P. peut donc l’invoquer comme “Seigneur et chef Jésus- Christ” (Prière du C. P., in Le Chef n°1, mars 1922, p.11) dans sa prière particulière, car il puise dans la personne du Christ le modèle de cette coopération des pouvoirs spirituels et temporels. “On s’attache partout à créer avec le chef et son aumônier cette belle réalité du « un seul chef en deux personnes », dont l’idéal vient de haut !… C’est seulement dans la mesure où l’on reste fidèle à ce principe de l’AC qu’on fait du bon scoutisme” (C. Lenoir, le Scoutisme français , Payot, Paris, 1937, p. 223) . Le laïc et le prêtre doivent donc en permanence se consulter, pour prendre toutes les décisions ensemble. “Pour l’établissement du règlement particulier de l’unité, pour le choix des assistants, des sizeniers, des chefs de patrouille ou d’équipe, pour les admissions, promesses, radiations, l’accord de vues doit être réalisé entre l’aumônier et le chef” (L’aumônier scout, op.cit). Il peut cependant étonner qu’il faille toujours être deux, dans le scoutisme, école de chefs, pour décider quelque chose. On a vu que la doctrine catholique trouve mauvais de séparer les pouvoirs, ainsi que de laisser le chef laïc gouverner seul, avec un aumônier comme chapelain. De même, pour préparer les garçons à leur vie en société et pour leur enseigner la politique de l’Eglise, mieux vaut que le prêtre ne dirige pas. Mais ne risque-t-on pas de tomber dans la direction à deux têtes, déconseillée, elle aussi, par l’Eglise? Il s’agit de savoir si le chef laïc et l’aumônier jouent le même rôle dans la décision à prendre.

Laissons le chanoine Cornette définir ce binôme par analogie . “Aumônier et chef : tête et cœur. De même que la tête pense, ordonne, parce qu’elle reçoit du cœur à chaque impulsion un sang pur et régénéré, ainsi faut-il que le chef, en union étroite avec le cœur, je veux dire avec la charité (des aumôniers) reçoive lumière, conseil, encouragement, direction, pour être selon le vœu de l’Eglise, l’éducateur chrétien. Le grand Chef Educateur, c’est le Christ. Or en Jésus-Christ, s’il y a deux natures, la nature divine et la nature humaine, il n’y a qu’une seule personne, soudant les deux natures dans l’union hypostatique. Le Fils de l’Homme agit, parle, commande, mais c’est le Fils de Dieu qui inspire son action, sa parole, son commandement. Qu’ainsi, chez les scouts, le chef parle, agisse, commande, sous l’inspiration, sous la direction et grâce au ravitaillement spirituel de son aumônier” (Chanoine Cornette, in BdL n°51, oct.1934). Autre part, le chanoine Cornette transpose son analogie au niveau humain : “Dans l’organisation du scoutisme, le chef se dédouble, il est prêtre et laïc : l’aumônier et le SM. […] . Qu’on se permette ici une comparaison. Dans l’homme baptisé, il y a deux hommes : l’homme selon la nature et l’homme selon la Grâce. Or ces deux hommes constituent une seule personne : le chrétien” (Chanoine Cornette, in Le Chef de déc.1923, p.253).

Finalement, le chef et l’aumônier ne doivent former qu’un pour diriger ensemble la troupe, mais chacun apporte sa spécialité dans les arguments qui permettent de prendre les décisions ensemble. Cette collaboration doit engendrer des scouts complets : doués en technique, de haute moralité, le tout dans la seule optique religieuse, en fait, des garçons prêts à cette fameuse croisade contre le laïcisme. Car le chef et l’aumônier s’unissent dans un but commun : le bienfait spirituel des scouts , dans la soumission à la doctrine de l’Eglise. Lors d’une retraite pour aumôniers, le père Héret explique : “Responsabilité partagée ne veut pas dire subordonnée. Nous appartenons à l’Eglise, où les laïcs ne sont pas qualifiés pour exercer la prédominance. […] . Celui qui doit diriger, c’est le Chef suprême, doublement représenté” (Père Héret, o.p., Première retraite des aumôniers scouts, Spes, Paris, 1927, p.19). Le laïc et le prêtre ne font qu’un dans l’exercice de deux fonctions distinctes, mais toutes deux soumises à la souveraineté du Christ.

  • Pour en savoir plus sur ce sujet : voir notre article en pdf  Chef & Aumônier